La responsabilité pénale des décideurs locaux davantage encadrée

Par Jean-Charles Savignac

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Les voies du législateur peuvent parfois paraître impénétrables : il est assez rare en effet de voir le Code de la santé publique utilisé pour donner une interprétation d’un article sensible du Code pénal…

C’est ce qui vient de se passer avec la loi no 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d'urgence sanitaire, où figurent des dispositions touchant un point particulier du droit pénal et dont l’élaboration rapide, animée, mais finalement assez consensuelle, mérite une explicitation.

Le besoin de clarifier la responsabilité pénale de ceux qui sont amenés à prendre des centaines de milliers de décisions — dans les écoles, les entreprises, les transports publics, les communes, les départements ou les régions — suppose qu’ils le fassent sous l'égide d'une loi claire, en précisant notamment la portée de l'article 121-3 du Code pénal.

Comme rappelé dans le rapport parlementaire de Mme Guévenoux, l’article 121-3 du Code pénal dispose qu’il n’y a pas de crime et délit sans intention de le commettre. Toutefois, depuis la loi no 2000-647 du 10 juillet 2000 sur les délits non intentionnels (« loi Fauchon »), il peut y avoir délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité, s’il est établi que l’auteur des faits n’a pas accompli « les diligences normales » compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.

Dans ce cas, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui y ont contribué ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.

Pour les infractions non intentionnelles, si le lien de causalité des faits reprochés avec le dommage est indirect, la faute doit donc être d’une particulière intensité.

Pour « resserrer le régime de responsabilité pénale des personnes physiques et morales », des dispositions (qui ne figuraient pas dans le projet de loi initial de prorogation de l'état d'urgence sanitaire du Gouvernement), ont été introduites par le Sénat, le 4 mai 2020. En effet, la commission des lois présidée par M. Philippe Bas a adopté un amendement à l’article 1er du projet visant à définir de manière plus restrictive que le droit commun, le régime de responsabilité pénale des personnes dont le comportement aurait causé ou risqué de causer une contamination.

Alors que le déconfinement de la population, la réouverture de certains services publics, la reprise de la plupart des activités économiques étaient annoncés, la commission a considéré qu’il ne serait ni opportun ni équitable de faire peser un risque de condamnation pénale sur les élus, gestionnaires, chefs d'entreprise qui agiraient en se pliant strictement aux mesures de police en vigueur ainsi qu'aux règles particulières de prudence ou de sécurité, par exemple celles relatives à la santé au travail.

Toutefois, en séance publique, le 4 mai, la Garde des Sceaux a jeté un certain froid en jugeant inappropriée la rédaction du dispositif proposé du fait de la suppression apparente de la faute caractérisée de l’article 121-3 du Code pénal, d’un risque constitutionnel au regard du principe d’égalité devant la loi pénale et d’une distinction opérée entre responsables de la police administrative.

Tout en déclarant être disposé à préciser le projet à la faveur de la navette entre les deux assemblées, le Gouvernement déposait un amendement de suppression des propositions de la commission qui — fait assez exceptionnel — n’obtenait aucun écho. L'article 1er du projet de loi était adopté le 5 mai par le Sénat avec ses dispositions pénales.

À l'Assemblée nationale, le 7 mai, la commission des lois adopte une nouvelle rédaction du II de l'article 1er, assez sensiblement différente de celle votée par le Sénat : « Avant le dernier alinéa de l’article 121-3 du Code pénal, il est inséré un alinéa ainsi rédigé : “Pour l’application des troisième et quatrième alinéas, il est tenu compte, en cas de catastrophe sanitaire, de l’état des connaissances scientifiques au moment des faits.” »

Pour la rapporteure et les ministres présents, l’objectif est que le juge ait à tenir compte des conditions exceptionnelles dans lesquelles la décision a été prise au moment d’apprécier la responsabilité du décideur ; il ne s’agit pas d’atténuer la responsabilité ni d’en exonérer quiconque.

Le texte du projet de loi adopté par l’Assemblée nationale le 8 mai — après des échanges animés sur des amendements visant à le modifier ou à le supprimer — est conforme à la proposition de la commission des lois.

Écartant les reproches d’auto-amnistie des élus, de protection et d'immunité pénale des membres du Gouvernement et des préfets, la commission mixte paritaire (CMP) du 9 mai rédige un nouveau texte, en renonçant aux deux rédactions du Sénat et de l’Assemblée nationale. Comme le souligne le député Philippe Gosselin, « un troisième texte permet de prendre de la hauteur et de nous extirper de certaines difficultés ».

Un accord politique se dégage au sein de la commission autour de trois points : pas de distinguo entre les autorités ; les maires ne sont pas de simples exécutants et il n’est créé aucun « régime spécifique ».

Sur ces bases, le nouvel article L. 3136-2 que la commission mixte paritaire propose le 9 mai d’ajouter au Code de la santé publique est plus bref : « L’article 121-3 du Code pénal est applicable en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu’autorité locale ou employeur ».

Le rapporteur note que renvoyer ainsi aux compétences dont disposait l'auteur de la décision, compte tenu de ses fonctions, permet de prendre en compte le fait que celles du maire ont été restreintes pendant l'état d'urgence sanitaire par rapport aux compétences de police administrative générale qu'il exerce habituellement, notamment en matière d'hygiène publique.

Pour M. Raphaël Schellenberger, la rédaction ne déresponsabilise pas les maires, mais elle prend acte du fait que le régime juridique de l'état d'urgence sanitaire leur retire certaines des prérogatives dont ils disposent habituellement. En effet, les maires ont été dépossédés d'une partie de leur pouvoir de police générale à la suite de l'adoption des articles L. 3131-15 à L. 3131-17 du Code de la santé publique, qui instituent une police administrative spéciale au bénéfice d'autres acteurs, principalement le Premier ministre et le ministre de la Santé. Le parlementaire souligne qu'il convient de « tenir compte des moyens dont disposait l'auteur des faits, qui peuvent être limités, notamment dans des petites communes dont les locaux municipaux, les écoles, les salles des fêtes ne sont pas extensibles ».

Adopté en ces termes par le Sénat le 9 mai, le texte de la CMP est ensuite définitivement voté par l'Assemblée nationale le même jour.

Un ultime contrôle est encore effectué avant la promulgation. Saisi par des parlementaires, mais aussi par le président de la République et par le président du Sénat, le Conseil Constitutionnel s’est penché sur les dispositions pénales et les a déclaré le 11 mai conformes à la Constitution (Cons. const., 11 mai 2020, no 2020-800 DC). Considérant qu’elles ne diffèrent pas de celles de droit commun et s'appliquent de la même manière à toute personne ayant commis un fait susceptible de constituer une faute pénale non intentionnelle dans la situation de crise ayant justifié l'état d'urgence sanitaire, pour le Conseil constitutionnel, ces dispositions ne méconnaissent pas le principe d'égalité devant la loi pénale et ne sont pas non plus entachées d'incompétence négative. Aussitôt promulguée, la loi est publiée le 12 mai.

Les dispositions pénales atteindront-elles leur objectif ? Avec un peu de recul, on peut considérer que le sujet traité est bien réel : les cas de fermetures voire de ré-ouvertures d'écoles primaires en sont une illustration. Des commentateurs estiment pourtant que le nouveau texte complique l’équilibre subtil établi par l’article 121-3 du Code pénal. Ce sera certainement au juge lui-même d'apporter une réponse.