« La croyance en la démocratie se perd avec le vote électronique »

Le vote électronique est souvent présenté comme l’outil idéal d’une société moderne et connectée, à l’image de l’Estonie, pionnier en la matière. Benjamin Morel, maitre de conférences à l’université Paris 2, se montre plus mesuré et met en garde contre le risque démocratique qu’il représente.

Propos recueillis par Quentin Paillé

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Quel est le positionnement de l’État français vis-à-vis du vote électronique ?

Il est assez variable depuis quelques années. Il n’est possible de voter électroniquement que dans deux cas : les élections professionnelles et pour les Français de l’étranger lorsqu’ils votent dans une circonscription qui leur est propre comme les élections consulaires (les dernières ont eu lieu entre le 21 et le 30 mai 2021) et législatives. Dans le cadre des opérations électorales qui impliquent les Français résidant à l’étranger, il y a un impératif d’intérêt général qui permet de justifier le vote électronique de manière très claire.

Sur le territoire national, de la plus petite des communes jusqu’à la plus grande des villes, il y aura toujours au moins un bureau de vote. Dans le cas des Français de l’étranger, le maillage des bureaux de vote n’est pas égal à celui du territoire national. En effet, quand vous vivez en plein milieu de l’Amazonie, c’est compliqué de se déplacer à Brasilia ou à Rio pour aller voter. De plus, du fait des distances, l’abstention subie est importante. Donc il y a un impératif d’intérêt général à ce que ces Français de l’étranger votent électroniquement. Intérêt supérieur au risque de piratage.

Cela a été remis en cause en 2017. Il y a eu un complet retournement de position de la part du gouvernement au moment où sont apparus de possibles piratages des votes électroniques aux élections étatsuniennes et plusieurs menaces réputées venir de la Russie. La France est donc dans un entre-deux. Le développement du vote électronique figurait d’ailleurs dans le programme du candidat Emmanuel Macron en 2017. Mais pour des raisons de sécurité et des raisons de réticence liées à des expériences à l’étranger qui ont été plus ou moins satisfaisantes, il y a eu un moratoire sur les machines électroniques et sur le vote électronique.

Quels sont les avantages et les inconvénients du vote électronique ?

Cela permet une consultation plus facile de certaines populations. On pense notamment aux personnes éparpillées sur de grands territoires ou celles éloignées de la pratique du vote : les jeunes, les abstentionnistes, les personnes qui ne peuvent pas se déplacer pour des raisons de santé… Mais il ne faut pas y voir un remède miracle aux maux de l’abstention.

Les inconvénients sont triples. D’abord, la sincérité du vote : comment être sûr que l’électeur n’a pas voté sous contraintes ? Comment être sûr que c’est bien lui ou elle qui a voté ? La sincérité est compliquée à prouver.

Ensuite, la sécurité du vote : il y a un fort risque de piratage. Il peut y avoir une fraude et l’on peut difficilement en considérer l’ampleur. Si l’on bourre les urnes dans un bureau de vote et qu’il y a X bulletins de vote supplémentaires par rapport au nombre d'inscrits, il y a fraude, mais elle est circonscrite à un bureau de vote et nous pouvons en apprécier l’ampleur. Avec le vote électronique, la traçabilité de la fraude est très faible. La fraude peut toucher un, dix, cent mille bulletins, ou l’ensemble des votes.

Enfin la croyance dans la démocratie : c’est l’un des piliers à l’adhésion à un régime politique. Tout réside dans la certitude que l’opération électorale s’est bien déroulée. Cette certitude est établie par la possibilité pour tout citoyen de contrôler cette opération, pendant le vote et pendant le dépouillement. Si jamais il ou elle ne veut pas le faire, il est possible de déléguer cette tâche aux autres citoyens et leur faire confiance. Et ainsi se crée une croyance dans la fiabilité du processus démocratique. Cette croyance se perd avec le vote électronique. Pire, cela crée une certaine distance. Ce type d’instrument est une bombe, personne ne peut prouver de façon indémontrable qu’il n’y a pas eu de fraude. On dit qu’il n’y a probablement pas eu de fraude parce qu’on n’a pas constaté de piratage, mais la possibilité de la fraude demeure, donc si elle demeure et que l’on n’est pas en accord avec les résultats, la probabilité de la fraude l’emporte dans le jugement. À ce moment-là il y a une vraie rupture.

Pour ce qui est des opérations de vote des Français de l’étranger, c’est différent. D’abord leurs circonscriptions sont à l’échelle d’un pays, voire d’un continent. C’est donc compliqué pour se déplacer jusqu’aux bureaux de vote. Cela ne l’est pas pour les Français sur le territoire national qui auront toujours accès à une urne près de chez eux. Et s’il y a fraude, cela n’a d’impact que sur l’élection d’un député. C’est moins embêtant que si cela touche l’ensemble des opérations électorales sur l’ensemble d’un pays.

L’Estonie est très souvent citée en exemple. Qu’en est-il vraiment ?

Le vote électronique est un marqueur identitaire de l’Estonie, très fier d’être pionnier en la matière. Mais ce n’est pas non plus un modèle parfait. Néanmoins, il faut reconnaître que, de tous les modèles de vote en ligne, c’est l’Estonie qui a le modèle le mieux pensé et le plus fiable.

Le pays a développé l’identité numérique pour avoir une vraie traçabilité du vote. Ils ont mis en place un certain nombre de systèmes qui sacrifient le secret du vote, mais qui établissent une meilleure sincérité. Par exemple, si jamais un électeur vote sous l’emprise d’un conjoint, d’une communauté… il peut revoter grâce à la traçabilité du vote. Le vote n’est pas définitif. Et le jour du vote, on peut se déplacer physiquement jusqu’à l’urne dans un bureau de vote. Dans ce cas-là, le nouveau vote annule l’ancien. C’est un système malin, mais le vote n’est pas complètement secret puisqu’il est enregistré. Cela ne signifie pas que n’importe quel citoyen peut savoir pour qui a voté son voisin, mais un hacker peut pirater le système et divulguer les votes. Ça n’est jamais arrivé. Mais il n’y a pas de fiabilité à 100 %. Les études sont claires, on ne peut pas assurer une parfaite sécurité et un parfait secret du vote, il faut forcément sacrifier l’un des deux.